Marie Stella a multiplié les stratagèmes durant des années pour cacher son secret. Aujourd’hui, grâce à l’aide d’une association, elle peut lire le journal ou écrire des lettres.
Ayant grandi à l’île Maurice, j’ai arrêté ma scolarité à l’âge de 13 ans car j’avais des difficultés à suivre les cours. Je souffrais de dyslexie, mais à l’époque ce trouble du langage n’était pas identifié. Mes notes étant très mauvaises, on m’avait cataloguée «paresseuse» et incapable d’aller au collège, contrairement à mon frère et ma sœur. Je me sentais mise de côté.
Je n’ai plus revu ma mère
Comme beaucoup de fillettes je rêvais d’être maîtresse d’école. Ce rêve s’est réalisé quand une sœur de l’Eglise catholique m’a prise sous son aile. Mon rôle consistait à aller chercher les jeunes enfants chez eux le matin afin de les accompagner à l’école.
Couverte de cadeaux par les parents, je recevais notamment des pâtisseries d’une famille qui tenait une boulangerie. Très fière, je ramenais mon butin chez moi pour le partager. Cette période heureuse a pris fin à la mort de ma mère qui avait quitté la maison quand j’avais 6 ans. Je l’avais très peu vue depuis son départ et elle me manquait beaucoup. Elle m’avait promis de venir me chercher pour la rejoindre en Suisse, où elle vivait. Suite à ce choc, je suis restée cloîtrée à la maison. Révoltée, je ne pensais qu’à une chose: partir là-bas, sur les traces de ma mère.
Mon débarquement à Lausanne
Quand j’ai eu 16 ans, ma tante a mis une petite annonce dans un journal suisse afin de me trouver un mari. C’était l’unique façon de pouvoir quitter mon île. Un des hommes qui avait répondu a fait le déplacement. Agé de 30 ans, il était prêt à m’épouser. Avant de m’envoler en Suisse, je me suis mariée civilement comme mon père le souhaitait. J’ai débarqué à Lausanne où je n’avais aucun point de repère.
Etant incapable de lire les noms des rues, je me repérais aux bâtiments du quartier. La vie n’était pas aussi facile que je l’avais imaginée: mon mari buvait beaucoup et peu de temps après avoir accouché de mon fils, à l’âge de 17 ans, j’ai divorcé. Remariée à 21 ans, je suis devenue maman d’une petite fille.
Quand mes enfants voulaient que je leur lise un livre, je prétextais un manque de temps, ou j’inventais une histoire en fonction des images. Au lieu de m’aider, mon deuxième époux me rabaissait. Il me répétait que j’étais nulle, que je n’arriverais à rien et se montrait violent.
Sauver les apparences
J’ai trouvé un emploi comme femme de ménage dans un EMS. Au fil du temps, je suis devenue une des responsables de l’animation car j’avais un bon contact avec les résidents. Quand je devais écrire le menu sur un tableau, j’emportais la feuille à la maison où je m’exerçais à recopier les mots. Mais je ne comprenais absolument rien aux lettres qui dansaient sous mes yeux. Je souffrais beaucoup de cette situation car mon illettrisme était un véritable handicap au quotidien.
Heureusement, j’avais une alliée dans le home: une vieille dame cultivée qui connaissait mon secret. Elle m’aidait à remplir des formulaires ou à déchiffrer des missives. En échange, elle avait droit à des petites faveurs, des sorties ou de bons petits plats.
Si dans mon cadre habituel j’arrivais à faire illusion, certaines situations étaient plus compliquées à gérer. Par exemple, il m’arrivait de devoir suivre des formations de perfectionnement. N’arrivant pas à lire la destination sur les bus, je partais en reconnaissance le jour d’avant. Durant le trajet, j’apprenais le nom de tous les arrêts jusqu’au terminus par cœur. En cours, dès qu’il fallait remplir un document, je guignais sur la feuille de mes voisines pour recopier leurs réponses.
Au restaurant, j’avais trouvé une parade: je regardais l’assiette de clients en train de manger, et je disais au serveur: «Je prends ça, ça sent tellement bon!» Il me fallait anticiper sur tout, en permanence, afin que personne ne découvre mon secret. J’avais tellement honte d’être illettrée! Je me sentais comme une handicapée qui s’appuie sur une canne pour pouvoir avancer.
Mais mes stratagèmes avaient leurs limites. Si j’arrivais à écrire mon adresse – dont j’avais appris l’alphabet par cœur – sur un formulaire, le reste était hors de ma portée. Je prétextais alors l’oubli de mes lunettes.
Il m’est aussi arrivé de mettre une attelle à mon poignet droit pour éviter de devoir retranscrire moi-même des informations que je fournissais alors par oral.
Une nouvelle liberté
Suite à la perte de mon emploi, après plus de 20 ans de bons services, j’ai fait une dépression. Remplir tous les papiers pour l’assurance-chômage a été un véritable tour de force. Je n’y serais pas arrivée sans l’aide de mes enfants qui ont toujours été compréhensifs.
Contrainte de suivre un cours de français pour personnes en recherche d’emploi, j’ai vécu la pire des tortures: faire une dictée. Devant mes lettres dispersées aux quatre coins de la feuille, le professeur a cru que je lui faisais une blague! Face à ma conseillère, j’ai dû admettre que j’étais incapable d’écrire ou de comprendre le moindre mot. Elle m’a alors aiguillée vers l’association Lire et écrire.
Après maintes hésitations, j’ai osé pousser la porte de cette structure destinée aux adultes qui ont de grandes lacunes en lecture et/ou écriture. Rassurée de voir que je n’étais pas la seule à avoir ce problème, je suis retournée sur les bancs de l’école deux demi-journées par semaine. Grâce à la patience des formatrices, j’ai peu à peu réussi à déchiffrer les panneaux dans la rue et dans les magasins.
A 45 ans, j’ai découvert le bonheur de pouvoir feuilleter un journal, lire un livre, envoyer des lettres ou des sms. Sans parler de l’immense plaisir de pouvoir lire des livres à mes quatre petits-enfants! Conquise par l’univers des lettres, je suis restée six ans dans l’association, d’abord comme élève puis comme assistante auprès des nouveaux venus. Aujourd’hui, ambassadrice de Lire et écrire, je m’apprête à témoigner dans les écoles pour encourager les jeunes en décrochage scolaire à se former auprès de leurs pairs.
Il n’est jamais trop tard pour apprendre. Pour ma part, cela m’a transformée: en plus d’avoir retrouvé mon sourire, j’ai l’impression de faire à nouveau partie de la société et d’être enfin devenue maîtresse de ma vie.
Source: femina.ch